280- COLLABORATION/ CO-CREATION ENTRE ARTISTES



LE COURS :



en 1976, à l’initiative de George Maciunas (1931 à Kaunas, en Lituanie mort en 1978 à Boston), des membres du groupe FLUXUS réalisent Flux-Tours, 1976 : promenade collective dans le quartier de Soho à New York, qui parodiait une visite de groupe touristique, comme l’indiquent le titre et la casquette de guide que l’on voit sur les photos documentaires de l’événement (sur la photo présentée ici, la casquette est portée par Nam June Paik (artiste sud-coréen né en 1932 à Séoul et mort en 2006 à Miami)).


Les sources d'inspiration des artistes convoquent ce que l'on appelle les références et cette relation " aux sources " donc " aux origines "
interpelle l'intemporalité des idées et des concepts ainsi que le statut du mythe du créateur solitaire, romantique et isolé dans son inspiration lui venant d'un monde lointain, un peu divin, dont il est le seul à avoir l’accès et les clefs .
L'intemporalité des idées et des concepts peut être mise en lien avec la notion d'anonymat dans la création, l'anonymat pouvant être envisagé comme " source d'inspiration "
Le Moyen âge est du point de vue artistique, littéraire et musical, anonyme, les créations sont reprises, modelées, réinvesties sans auteur spécifique.
Les ateliers de la Renaissance fonctionnent avec un maître et des apprentis responsables des différentes parties d'une oeuvre et seul le maître signe.
Les académies sous Louis 14 officialise le statut individuel des artistes et lien avec les manufactures où les meilleurs artisans réalisent les créations des artistes .
Cela évolue jusqu'au 19ème siècle où pendant la 1ère guerre mondiale, et comme une réaction à celle ci, les artistes Dadaites s'associent, combinent leurs modes d'expression et favorise la participation à plusieurs pour créer les performances et les actions où chacun est néanmoins nommé.
Les surréalistes prolongent cela avec la quête valorisée de l'inconscient à travers " les cadavres exquis " et les œuvres collectives écrites ou dessinées où les forces intérieures de chacun sont mutualisées dans des objectifs de démultiplication de puissance visionnaire mais où chacun des protagonistes est nommé.
Actuellement les ateliers comme La factory de Warhol, l'atelier de Jeff Koon, de Damien Hirst, de Wim Delvoye, ont repris le fonctionnement des ateliers de la Renaissance avec le maître et les assistants dans une perspective politique liée au capitalisme .
Mais le personnage clef de cette ouverture de la notion de création à plusieurs, est Marcel Duchamp, qui par sa présentation du réel comme oeuvre d'art, ignore et s'écarte de la théorie généralisée de l'artiste en lien avec des sources d'inspirations particulières qui lui confèrent alors des dispositions de type géniales.
Duchamp ignore cela et ignore ainsi les théories du beau, du bon gout ...., le gout ne l'intéresse pas ni venant de lui ni venant de critères extérieurs et l'effort du travail créatif à réaliser ne l'intéresse pas non plus, et ce qui l’intéresse c'est la neutralité de l'action artistique non pas " la finalité de l'oeuvre réalisée " mais plutôt "l'objet génial inspiré "
Duchamp s'intéresse aux objets techniques, aux roues de vélos, aux hélices à moteur, à la droguerie, à la quincaillerie des pelles, des porte bouteilles, des urinoirs.
Il apprécie les modes d'emploi, les modes de fabrication qu'il écrit d'ailleurs pour ses propres travaux, comme le carnet " D' étant donné " ou les notes du Grand Verre.
Il s'intéresse aux objets auxquels on n'associe aucun critère subjectif de bon gout, c'est dire qu'il apprécie les objets qui ne sont pas inspirants et pas inspirés, ainsi il s'adresse à tout le monde sans critère de sélection .
Il dit " Peut on faire des œuvres qui ne soient pas de l'art ? " , il donne alors un statut "inspiré " donc un peu divin à des objets manufacturés banals sans évocation sensible, sans parti pris personnel et surtout sans faire éprouver ou éprouver lui même quoi que ce soit . En ce sens il prend des objets qui le laissent neutre et qui nous laissent neutres , ne nous déclenchent pas d'émotions et donc nous laissent libres et et restent libres .
Dans sa volonté de rompre avec la tradition de " l'artiste inspiré " et génial créant le beau et le bon gout, Duchamp a ouvert le statut du banal au divin et il a simultanément ouvert à tous les statut d'artiste où ce qui compte c'est l'idée mais l'idée qui reste autonome, libre et qui ne transforme pas l'objet auquel elle reste extérieure, l'idée ne devient pas " objet inspiré . Nous pouvons là voir le lien de Duchamp avec la notion de Praxis dont nous parlerons ci après .
En 1921 à l'invitation forcée de Tristan Tzara au Salon Dada, Duchamp alors à New York a répondu par un télégramme où il a écrit " Pode bal " et a refuser ainsi de participer à l'exposition, dont il dit " d'une manière générale les expositions et les artistes me font pitié et je n'ai aucune envie d'en faire parti ".
Par contre il dit " C'est le spectateur qui fait l'oeuvre " et en ce sens Duchamp co-crée avec tout le monde et ouvre la voie à la participation du spectateur à la création et au procesus créatif.
Participation du public qui à partir de là sera partie intégrante des évènements organisés par Fluxus, John Cage et le Black Mountain Collège, Le GRAV, Les performances du Living Theater, les installations et actions de Joseph Beuys .....
L'importance de l'attitude Duchamp en regard du processus créatif et de la présence active du spectateur déplace la notion de collaboration/co-création/ sources d'inspiration vers une implication sociale qui va être une partie conséquente de notre analyse.

La notion de " sources d'inspiration" met en place cette situation où les créateurs sont toujours en train de collaborer et de créer avec " quelqu"un ", les artistes sont toujours dans une situation de " co-création " et cette co-création entre artistes ou créateurs interroge des principes situés aux origines du processus de la création et nous questionnerons alors :

Le rôle de "l'anonymat" par rapport à la situation auteur /créateur ?
Cela en abordant les aspects suivants :
La praxis
La poiesis
La teckné
Ainsi dans les œuvres collaboratives ou collectives l'anonymat peut être considéré non pas comme un retrait, une absence ou un manque mais comme une fonction complémentaire de la fonction auteur /créateur, fonction qui est celle authentifiée par la présence de la signature considérée comme lieu de l'origine .
La présence de la signature correspondrait alors à la présence / preuve de l'existence du corps dont serait issu la création, ce corps étant alors le lieu d'origine de celle ci.
La signature serait alors un lieu / un espace mais considérée comme lieu d'origine, elle devient alors un moment dans le temps.
Mais si la signature personnifie le lieu d'origine de l’œuvre en la reliant au corps du créateur, simultanément elle ne révèle rien de celui-ci . Ceci donne une étrange impasse, en effet la signature prouve une origine positionnée dans le temps, mais ne montre rien de cette origine considérée comme lieu ou espace dont elle est issue. Ce lieu /espace / origine est le corps / présence du créateur et cette présence reste anonyme même si l’œuvre est signée.
Ainsi signature et anonymat semblent pouvoir être deux situations simultanées comme les deux aspects d'une même chose.
La fonction anonymat et la fonction créateur sont à envisager comme un seule entité, une sorte de synthèse entre espace et temps.
La collaboration et la participation à la réalisation d'une œuvre par différents participants est le mode de production de l'époque médiévale que ce soit en littérature, musique, arts ou architecture . L'anonymat prend là une place de relation d'échange, d’amitiés et de compréhension mutuelle . Alors l' absence de signature, favoriserait, à travers l'anonymat, l'investissement personnel de chacun des participants à la réalisation du projet . ( Anonymat dans les arts au Moyen Age de Sébastien Douchet et Valérie Nouchet )
Nathalie Heinich, historienne de l'art dans son ouvrage " Du peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'age classique ", dit qu' au Moyen Age, lorsque " les imagiers " n'étaient encore que des artisans , la signature lorsqu'elle existait, relevait plutôt de la marque de fabrique ou du tâcheron comme on en trouvait sur les pierres des cathédrales. "
En effet c'est avec la formation des ateliers de la Renaissance italienne puis avec l'académisation de la peinture, constitutive de la professionnalisation de l'activité, que la signature devient sinon systématique du moins plus fréquente .
Dans la continuité du Moyen Age , mais en développant le principe, les ateliers de la Renaissance vont interagir sur le double registre de la relation entre la fonction créateur/signature pour la conception de l’œuvre et la fonction anonymat pour les apprentis/ collaborateurs d'atelier qui réalisent les œuvres.
Roland Barthes a analysé ce rapport auteur/signature dans la notion de texte :" L'Auteur une fois éloigné, la prétention de " déchiffrer " un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l'Auteur ( ou ses hypostases : la société, l'histoire, la psyché, la liberté ) sous l'œuvre : l'Auteur trouvé, le texte est "expliqué ", le critique a vaincu ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, historiquement, le règne de l'Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique ( fût-elle nouvelle ) soit aujourd'hui ébranlée en même temps que l'Auteur. Dans l'écriture multiple, […] il n'y a pas de fond ; l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer ; l'écriture pose sans cesse du sens mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature ( il vaudrait mieux dire désormais l'écriture ), en refusant d'assigner au texte ( et au monde comme texte ) un " secret ", c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi. "
La détermination d'une " origine " ne peut donc être que le produit d'une spéculation : il faut comprendre que toute hypothèse sur l'origine se constitue en interprétation. Réduire la pluralité de ces voix à l'univocité, c'est décider d'un sens du texte au détriment de ses autres sens possibles. Or, la littérarité du texte s'identifie à son ouverture à une diversité d'interprétations (ce qui le rend disponible à une constante " actualisation " : le devenir d'un texte littéraire, sa " vie " propre, tient dans son aptitude à se prêter régulièrement à des réinterprétations).
Dire qu'il n'y a pas " d'auteur " en amont du texte qui en détiendrait le sens, c'est libérer le jeu des interprétations , en refusant le verrou que constitue l'assignation au texte d'une origine déterminée. C'est l'occasion pour Barthes de dénoncer les pratiques critiques qui visent à " arrêter " (ou épuiser) le sens d'un texte, en le reconduisant vers un " dehors " qui l'expliquerait (la psyché de l'auteur, les forces sociales qui conditionnent sa production, l'idéologie qui s'y " reflète ", etc.). " L'auteur ", dans de tels protocoles de lecture, constitue une fonction herméneutique attachée au discours critique lui-même : il s'agit bien " d'autoriser " une interprétation en faisant jouer " l'origine " comme vérité. Barthes rapporte de tels protocoles à une " théologie " du sens, et il dénonce au passage (fragment 2) la pauvreté de la conception de la littérature défendue par cette " ancienne critique " : le texte littéraire n'est jamais pour elle qu'un voile allégorique, qu'il s'agit de traverser, et donc finalement d'annuler, pour atteindre une vérité au-delà de lui. Rapporter un texte à son origine ou son dehors, et alors même qu'on prétend en délivrer le sens, c'est finalement perdre le texte lui-même dans sa spécificité. — La " nouvelle critique " renonce pour sa part à produire un " signifié dernier " pour envisager le texte comme une pure surface, le lieu essentiellement instable d'un miroitement lui-même " inarrêtable " des significations. Dira-t-on que le texte dès lors n'a " plus de sens " ? Il ne trouve sa signification, toute provisoire, que dans l'acte de lecture : " la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'auteur ". Libération qui, en déléguant au lecteur la seule " responsabilité " du sens est aussi une inquiétude : si on ne va pas chercher " ailleurs ", à l'extérieur du texte la garantie (auctoritas) du sens, comment assumerons-nous la dimension contingente et provisoire de sa propre lecture ? Il n'est pas si facile d'accepter que notre lecture soit précisément une lecture " parmi d'autres ", une lecture sans autorité, qui ne vaut pas mieux qu'une autre, et qui, comme telle, est vouée à disparaître aussitôt que formulée… ( Roland Barthes « L’auteur comme absence « )
Cette séparation entre le concepteur et les réalisateurs d'une œuvre convoquent les principes de Praxis et de Poïésis tels que les a conçus Aristote et qu'il définit ainsi : la praxis a une finalité interne à l'action, non séparable de l'action (Le fait de bien agir est le but même de l'action.). La poïésis (ou création, ou production) a pour finalité la production d'un bien ou d'un service, c'est-à-dire de quelque chose d'extérieur à l'action de celui qui le fabrique ou le rend .
La poiésis, action de faire en fonction d'un savoir, est la production d'un objet artificiel, posé en dehors de moi: une oeuvre. L'acte est production, technique comme savoir faire qui s'abolit dans le produit (une fois l'objet produit l'action cesse). En ce sens l'action est dévalorisée par rapport au but, elle vaut moins que l'objet produit. Elle est laissée par les anciens aux esclaves. Elle est aliénation à et en vue d'un produit.
La praxis, au contraire de la poiésis qui n'a de valeur que par la fin, l'objet produit, la praxis n'a pas un objet en dehors d'elle, elle se vise elle-même comme action orientée vers le bien. Le principe de la praxis c'est l'homme en tant qu'il est un intellect: la pensée se prend elle même pour objet et premier moteur immobile, acte pur, réalisation de soi.
 L'agir ne se trouve pas au delà de l'action dans un objet produit. C'est une philosophie du principe basé sur la pensée considérée comme action, c'est la philosophie de la personne qui contemple et qui ne s'engage pas d'un travail productif, dans une histoire, celle de la transformation de la nature.
 La praxis est action pure et correspond aux actes politiques et moraux, tous les actes qui ont pour fin l'accomplissement d'un bien quelqu'il soit.
Alors la poiésis, action de faire et de produire des objets posés en dehors de soi, établit les fondements du monde du travail. Mais cette dialectique entre la pensée et la production interroge cependant "le travail " non pas uniquement en tant que notion
" d'esclavage " mais aussi comme source d'évolution. Cela passe par les liens entre l'action de produire et les maitrises de savoir faire nécessaires au fait de pouvoir réaliser une chose et ceci implique la notion de technique . Nous pouvons alors interroger la place du concept et du rétinien chez Marcel Duchamp .Y a t' il vraiment séparation entre les deux ?
Martin Heidegger dira " L'essence de la technique n'est absolument rien de technique ". Il y a d'une part, la technique en tant que mode de fabrication dans lequel s’enchaîne un ensemble d'activités de production visant à transformer la nature et à l'exploiter, et d'autre part, l'essence de la technique qui est un savoir visant à faire passer de l'état caché à l'état non caché et cette situation là peut être reliée au fondement même de la poiesis : une production qui est un mode du dévoilement. La poiesis fait venir l'être à découvert , elle le dévoile et elle fait ainsi advenir l’œuvre (l’œuvre d'art, mais aussi la pensée ou l'action politique) dans sa vérité, elle est une mise en œuvre de l'être dans un étant.
En effet le fondement même de la poiesis n'est pas la fabrication,
c' est le dévoilement et là se situe l'essence de la technique.
Les grecs appelaient du même nom, tekhnitès, l'artisan ainsi que l'artiste. Mais tekhnè ne signifie ni travail artisanal, ni travail artistique, ni travail technique au sens moderne. Tekhnè ne désigne jamais un genre de réalisation pratique, mais le fait d'appréhender, d'éprouver la présence du présent en tant que tel.
C'est comme dévoilement, non comme fabrication, que la tekhnè (au sens grec) est une production , Heidegger s'interroge sur la technique, dont, selon lui, l'essence n'est rien de technique. La production (poiesis) fait passer de l'état caché à l'état non caché. Produire, c'est dévoiler; le dévoilement est vérité. La technique dévoile ce qui ne se produit pas soi-même. Elle n'est pas un moyen, elle est un mode du dévoilement.
D'ailleurs la technè au sens grec est associée à l'épistemè, c'est-à-dire la connaissance. ( Martin Heidegger, Essais et conférences, La question de la technique, 1958)
Mais si Marcel Duchamp dit que « l'artiste n'est pas un bricoleur et que l'idée prévaut sur la création « , nous pouvons néanmoins entendre son admiration pour les objets fabriqués et pour les artisans qui les réalisent : en 1912, il visite le Salon de la locomotion aérienne, en compagnie de Constantin Brancusi et Fernand Léger. « C'est fini, la peinture, affirme-t-il alors. Qui ferait mieux que cette hélice? » Fasciné par les performances techniques et industrielles, Marcel Duchamp pense que la « peinture pure » ne peut plus avoir un sens. La mésaventure du Salon des Indépendants, qu'il a ressentie comme une humiliation, lorsque « Le nu descendant l’escalier » a été refusé, l'a sans doute aussi conforté dans sa condamnation de l' « art rétinien », auquel appartiennent, selon lui, les différents mouvements de son époque, à la recherche de la seule « délectation esthétique ».
En 1904 lorsque Duchamp échoue à son entrée aux Beaux Arts de Paris, il réussit son examen en tant qu'ouvrier d'art et dans " Les Entretiens Duchamp / J J Sweeney " , celui ci lui demande
" Comment avez vous pu échapper au bon et mauvais gout dans votre expression personnelle ? " Duchamp répond " Par l'emploi des techniques mécaniques, un dessin mécanique ne sous entend aucun gout " il est de fait très intéressé par les métiers manuels ou relevant de la technique . Les machines, les dessins industriels, les objets techniques procurent la surprise et l'étonnement et permettent à Duchamp de renouveler son inspiration. Les mécanismes, les roues, broyeuse, moulin à café, pelle à neige, porte bouteille, urinoir, s'achètent en quincaillerie, plomberie, magasin sanitaire et le dessin technique et industriel sous tendra la mise en œuvre " du Grand Verre " avec ses feuilles de plomb, fil de plomb, plaque de verre, Guillaume Apollinaire dira " Il sera peut être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d'énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l'Art et le Peuple "
Et en ce sens Marcel Duchamp établit une synthèse entre le concept et le rétinien, la praxis et la poiesis. Cela passant par la technique dévoilant ce qui ne se produit pas soi-même et exprimée par le dessin technique qui lui même permet d'échapper au bon et mauvais gout dans toute expression personnelle .
Ainsi une certaine forme d'anonymat enveloppe cette synthèse duchampienne car le dessin technique étant un langage universel il n'exprime pas la présence d'un individu dans son expression personnelle, mais sert de guide à la personne qui va réaliser l'élément dessiné. Cela nous permet de rejoindre le mode de représentation utilisé par les architectes pour mettre en forme la concept de leur bâti / ou leur design avant la phase de réalisation.
Suivant les consignes du concept dessiné par l’architecte, le mode de réalisation par une autre personne a permis d'une part de dévoiler ce qui peut être construit dans ce site et d'autre part montre comment l'idée du concept de départ, mise en œuvre par telle ou telle personne, pour chacune donne un résultat nuancé, prouvant que tout concept sous tend différentes productions et une variété de résultats possibles .
Cela pose la question de l'anonymat du dévoilement, de celui de la présence qui œuvre, de celui de celle qui conçoit et celui de l'origine de la production.
Nelson Goodman dans son livre " Langages de l'art " parle des oeuvres autographiques dont la signature est manuscrite et porte ainsi la trace matérialisée du corps de l'artiste dont elle émane directement .
Ainsi, si c'est la présence du corps qui est porteuse de la signature et montre la trace de la fonction auteur /créateur, ce corps est alors celui qui authentifie, par sa présence à travers la signature, le lieu de l'origine de la production . Chez les architectes, le corps de l'artiste/ concepteur ne signe pas mais c'est le corps anonyme producteur qui fait l’œuvre c'est donc le corps qui produit et cette production est elle même signature.
En lien avec la notion d'élémentaire et par continuité étymologique du mot élément ; Emmanuel Lévinas dans " Totalité et Infini " définit le fondement de ces notions et dérivatifs du mot élément par " L'élémental " :
L'élémental est le milieu impersonnel, non-possédable, qui n'est pas fixé comme un objet .
Les choses viennent à la représentation à partir d'un arrière-fond dont elles émergent, un milieu duquel on les prend : espace, air, terre, ciel, ville, forêt. En fonction de leur finalité ou de leur utilité, elles s'organisent en systèmes. Elles peuvent s'emporter, se référer à une propriété. Cependant le milieu conserve son épaisseur propre. Contrairement aux choses, il est non-possédable : c'est un fond, un terrain commun, comme la lumière ou la mer. Il enveloppe ou contient sans pouvoir être contenu ni enveloppé. C'est ce que Lévinas appelle l'élémental.
L'élémental peut être connu, enseigné, voire dominé (comme un navigateur domine la mer), mais il ne peut pas être transformé en chose. Il reste en déshérence c’est à dire sans héritier, sans personne qui peut le posséder. Quoique régi par des lois, il est indéterminé. Il se déploie dans sa propre dimension, sans qu'on puisse en faire le tour. On y baigne, on reste toujours à l'intérieur.
L'homme prend pied dans l'élémental par un côté qu'il s'approprie : le champ qu'il cultive, la mer ou il pêche, le domicile où il habite, la sensibilité dont il jouit, l'objet qu'il voit, le mythe qui le prolonge. Par ce biais le moi est chez soi, la vie intérieure devient possible. Mais il ne peut pas faire abstraction de sa présence au sein de l'élément. Il continue à y baigner. L'autre face demeure entièrement anonyme, pure qualité, extérieure à la distinction fini/infini. ( Lévinas, « Totalité ou infini)

Ainsi par l'anonymat on rejoint cette neutralité conceptuelle du milieu non transformable. Nous ne pouvons l'envisager de l'extérieur car il nous enveloppe, notre corps est ce qui en permet le dévoilement mais dévoilement que l'on ne peut posséder, qui n'est pas un objet et demeure une idée. Cependant la mise en forme de la réalisation permet de prendre pied dans l'élémental par un côté que l'on s'approprie qui est constitué par la production.