L'écriture / dessin comme procédés de perception du projet architectural.
Tschumi Bernard, Parc de la Villette, Paris
Premières esquisses, 1983, dessin, Encre, crayon de couleur et peinture sur papier, 35.5 x 28 cm
Premières esquisses, 1983, dessin, Encre, crayon de couleur et peinture sur papier, 35.5 x 28 cm
Le signe est simultanément un référent, du signifié et un signifiant, langage et projet s’articulent ainsi: le référent est le lien entre l’idée et le projet, le signifié est le sens donné à sa mise en oeuvre, il est de l’ordre de l'interprétation sémantique, le signifiant est le dessin qui attribue une représentation et une forme au signifié. L’objet d'art est le lieu d’une fusion entre l’idée, la langue et le dessin.
Le dessin garde une valeur de signe illisible en tant qu’outil de recherche, le langage peut le rendre présent et servir d’analyse à l’acte de faire, le langage pérennise l’objet, il ne saurait y avoir de mise en oeuvre sans cette sédimentation que permet la langue .
L’objet spatial est un tissage de concept/ fruit d’une intention, de matière formée par la signification de cette intention, et de croquis/dessin qui donnent la mise en forme à ce sens, le fondement structurel de l’objet spatial est un montage de sens tel un dispositif sémantique spatio-temporel. Signifiant, ce dispositif vise à l’instauration d’un discours phénoménologique, propre au spectateur car un objet spatail signifie directement et simultanément , signifie autre chose que lui-même autre chose que sa matérialité physique.
Ainsi le spectateur n’utilise pas l’objet mais son espace phénoménologique, dans un dynamique entre perception d’une globalité illisible matériellement donc d’une absence mais absence perçue comme telle, à l’intérieur de laquelle le spectateur est présent comme dans une mosaïque englobante constituée de fragments de présences. L’instant c’est de l’espace et non pas du temps. « L’instant, photographier c’est dans un même instant et en une fraction de seconde reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait » Henri Cartier-Bresson Images à la sauvette
Entre absence et présence, globalité et fragment ; l’effet résultant de la conjonction de cette opposition est le vécu par les spectateurs de la dualité qui constitue l'objet d'art.
« Nous ne pensons pas encore car la chose que nous devons penser se tient détournée de nous depuis longtemps.
Se détourner c’est d’abord se tourner vers. Se détournant, ce qu’il faut penser se dérobe à nous et ce faisant nous entraîne. Dans son retrait nous attire et nous met en mouvement. Alors notre être est déjà marqué, ainsi marqués, nous montrons ce qui se retire, notre essence est d’être un tel montreur.
En mouvement vers ce qui se dérobe, tiré en lui, l’homme est un signe de ce qui se retire et qu’il ne peut interpréter immédiatement, il est un signe vide de sens. «
Martin Heidegger « Que veut dire penser ? «
Nous sommes des signes vides de sens, mais de fait un signe est toujours la représentation d’une absence. Une chose/signe est là qui renseigne sur quelque chose d’absent.
Nous sommes les signes de la globalité qui nous échappe et à l’intérieur de laquelle se développe notre existence.
Les oeuvres en tant que signes sont-elles une mise en scène de l’absence ? Le sens, la multiplicité des sens de cette absence, jaillissent-ils, portés par cette mise en scène dans laquelle, en priorité, les textes et les images seraient les matériaux nécessaires au sens pour exister ?
Mais qui produit les signes, le corps, les matériaux, la structure sociale ?
Les signes donnent forme et sens à l’absence, cela questionne leurs modes de mise en oeuvre : par le lisible ou par le visible ? Et cela nous conduit à interroger : peut-on dire l’ineffable, peut-on montrer l’imperceptible et comment peut-on le dire ou le montrer ?
Pour exprimer et exposer l’absence, quelle dynamique s’instaure entre le langage et l’image ?
N’y a-t-il pas dans les œuvres spatiales quelque chose d’irréductible au langage dans l’acte de faire ? Mais entre le texte et l’image, le discours du langage n’est-il pas lui-même irréductible ? L’image dit-elle la même chose que le mot et sa force face au discours ne tient-elle pas à cet écart ?
Nous explorerons alors l’écriture, le dessin et le langage comme modes prospectifs de la mise en forme de l’absence dans les oeuvres.
« Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence » Merleau Ponty " Le signe"
N’y a-t-il pas dans toute oeuvre spatiale quelque chose d’irréductible au langage dans l’acte de faire ? Quels rôles jouent le corps, le geste dans la mise en forme du sens par le signe ?
Dans « Le geste et la parole » Leroi-Gourhan parle « des liens entre la main et la face pour la fabrication des outils et la formulation du langage puis de leur évolution vers la main pour la graphie et la face pour la lecture ».
La graphie est un acte manuel, physique et corporel et la relation de l’écriture et de la peinture au corps renvoie au geste et à une pratique complexe où s’engage toute la personne. En ce sens l’écriture est du côté du geste et non pas de la face, elle est tactile et rejoint les premières traces de l’art pariétal. « Par dessus la parole, elle vient du corps et garde quelque chose d’originel « Roland Barthes " L’obvie et l’obtus " et « L’écriture est à l’origine de la peinture, elle ne reproduit pas la parole, elle l’a rend visible ».
Ainsi Joseph Beuys dans « Par la présente je n’appartiens plus à l’art ». « L’homme se meut dans son activité d’information de façon très physique, le corps avec ses reflux d’air et ses compréssions, ses circulations et évaporations de liquides, est une machine qui participe au grand courant de l’énergie pour produire des traces et des sons dans l’univers ». Ainsi ses oeuvres intitulées Diagramms, réalisées à la craie sur ardoise, sont des éléments de ses cours et réflexions où sont associés graphismes, textes, mots et schémas.
Il y a donc une écriture liée au geste et à la parole et une écriture liée à la langue. La langue étant un système prescrivant les mots et leurs règles d’assemblage, elle est régie par des codes, est lue et sert à communiquer. L’écriture comme la langue répond à un consensus et une autorité donc à un code. En ce sens Roland Barthes dit “ Contrat collectif, l’écriture est à la fois institution sociale et système de valeurs basés sur un code avec des règles difficilement modifiables par un individu.”
Mais par opposition à la lettre et à la langue, les paroles et le graphisme sont des actes individuels utilisant les codes en vue d’exprimer une pensée personnelle offrant ainsi des manipulations infinies et donc une variabilité de ce code. Le graphisme est à la fois dessin, communication, recherche et expression, ces paramètres sont constituant du langage de l’espace.
Alors à l’inverse des codes il y a une écriture illisible, une écriture image, une écriture à voir, détachée de la communication du sens car issue de la main et du corps qui bat et trace. Parlant du corps, Merleau Ponty a écrit : “ celui-ci n’est pas matière de chair, n’est pas esprit, n’est pas substance, il faudrait pour le designer, le vieux terme “ d’élément “ au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre, et du feu “.
Cette écriture ouvre un monde qui n’est pas à lire mais à voir. Alors le langage, celui des mots assemblés pour construire des messages, peut-il sortir de lui-même, se donner à voir comme une réalité spatiale ? « Peut-il devenir une figure purement visible et dégagée de tout discursif ? « Lyotard Figure et discours. Cette écriture liée au geste est un défi que lance le corps au discours, le défi Dionysiaque contre l’ordre Apollinien qui renvoie à l’indicible.
Ce dont Georges Bataille dans " L’érotisme " dit « C’est dans ce rapport à l’irreprésentable, dans cette inutilité là, dans cet abandon, qu’il y a rapport au sacré et que les dieux résonnent ».
Mais entre le texte et l’image, le discours du langage n’est-il pas lui-même irréductible ?
Nous avons vu que l’écriture est séparée en deux, dans sa forme liée au corps elle a engendré l’image et dans sa forme communicative, sociale et politique elle a engendré la langue et les mots. Ainsi nous questionnerons la nature et la fonction du langage en tant qu’assemblage de mots et la langue en tant que code qui le régit.
Les mots sont des signes qui représentent quelque chose d’absent mais ce sont des signes qui s’effacent, qui ne sont pas présents pour eux-même mais pour désigner quelque chose qui est au-delà d’eux, qui leur est extérieur. Les mots disparaissent et le langage avec eux devant ce qu’ils ont pour fonction de représenter, toujours invisibles, la pensée les traverse et va droit vers le sens.
Ainsi Laurence Wiener dans ses " Statements ", oeuvre uniquement avec des mots qu’il écrit sur murs ou sol en lettres de typographie helvetica. Il se considère comme un sculpteur et dit utiliser le langage au lieu des objets car pour lui le langage est matériel et au moment où on lit un de ses " Statements ", on le construit mentalement pour le comprendre. Grâce au mots Wiener dit » 1) chaque pièce peut-être construite par l’artiste. 2) construite par quelqu’un d’autre. 3) pas réalisée du tout.« Mon travail, la pièce, ce sont les mots et tous les matériaux auxquels ils font référence »
En posant le langage comme matière sculptée alors que celui-ci doit laisser place au sens, Wiener installe les mots dans l’espace et le sens devient leur matériau. En donnant une matière au sens, Wiener met son oeuvre à la portée de tous « Le public compte pour moi, je n’ai pas de conversation avec le ciel, mon art n’est pas mystique » cela dans une volonté de partage, dans une forme de démocratie...
En se servant du sens des mots directement comme matériau, Wiener ne renvoie pas à un monde extérieur comme le langage et cette utilisation politique égalitaire, sans élitisme est en opposition avec la nature même de la langue dont Roland Barthes dans sa Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie dit « La langue en tant que système est fasciste car elle oblige à dire.... je ne me contente pas de répéter, je dis, j’assène, je répète ce qui a été dit, je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Il n’y a pas de liberté dans la langue car elle n’est pas un outil, on naît dans la langue et on est dans la langue, il ne peut y avoir de liberté que hors du langage et il est sans extérieur, c’est un huit clos. Il ne reste qu’à tricher la langue, l’entendre hors pouvoir.... »
Ainsi en sortant le langage du contexte habituel de la page, en poussant le langage hors de ses limites de texte à lire, en déplaçant les mots en visuels, en mots que l’on regarde ; Wiener ouvre alors à tous le sens et la liberté créatrice de l’objet ou la situation d-écrite.
Et par le fait même, il déplace la notion sociale du statut de l’artiste créateur. Wiener détache ses " Statements " des limites du langage, il oeuvre à partir de la parole et « en prenant » la parole « en sculptant » sa matière/sens.
Cette parole créatrice dont Martin Heidegger dit » Si la langue n’est que l’expression écrite de ce qui doit être communiqué, c’est la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant, il la parle en poète, elle permet un rapport à l’être, elle en est son dévoilement ... ». L’origine de l’oeuvre d’art .
L’image dit-elle la même chose que le mot et sa force face au discours ne tient-elle pas à cet écart ?
Nous avons vu que la parole était dévoilement, qu ‘elle repoussait les limites du langage. Nous questionnerons alors la différence entre mot et parole, la place du sens et du référent, du visible et du lisible.
La parole est rupture de la discursivité du langage en tant que système et elle est dévoilement de l’être. « l’homme la parle en poète.. » étant la matière même du sens, elle ne se réfère pas à quelque chose d’extérieur à elle-même, elle est créatrice.
Le langage et les mots se doivent d’être transparents, faire référence à ...l’absent, laisser passer le sens, donc laisser transparaître l’absent...
Mais la parole, elle, est « pleine «, elle donne à voir, comme celle d’André Breton et des surréalistes, celle des « Caraibes maronnées » d’Aimé Césaire, celle de Kurt Schwitters dans " l’ Ursonate ". Elle signifie par sa matérialité même, comme les oeuvres d’art.
Les oeuvres d’art ne sont pas transparentes, c’est le matériau qui fait sens. Ainsi Nelson Goodman dans " les Langages de l’art " « Ce qu’un tableau symbolise lui est extérieur et étranger au tableau comme oeuvre d’art. Ce à quoi une image réfère ou ce qu ‘elle représente lui est extérieur, ce qui compte c’est que le tableau est en lui-même »
L’oeuvre d’art/image est polysémique et lorsque dans l’oeuvre le sens n’est pas pleinement, directement présent ; « Tout ce qui se dérobe à l’immédiate présence du sens est indiciel » dit Derrida . Les indices sont prélevés sur le monde, sur le réel, ils sont en continuité avec leur référent, comme les gestes, les sons.
Ainsi depuis Luigi Russolo et " L’art des bruits " on fait de la musique avec des bruits et de sons de la vie même, Pierre Henry dans " Le voile d’Orphée " fait agir les signes/indices par leurs formes sonores et leurs matières mêmes.
Jenny Holzer prélève sur l’espace urbain les indices technologiques du monde commercial, caissons lumineux, rampes défilantes, lumières led, pour créer ses oeuvres " Survival Series ". A l’aide de ces panneaux lumineux elle inscrit dans la ville ces phrases laminaires, du type slogan, au caractère critique et politique. Une de ses oeuvres " Protect me from what i want ", a été installée à Times Square en 1989 et les couleurs variées, les lumières led, les caissons de texte sur les façades au milieu des buildings environnants, eux mêmes couverts d’enseigne, créent une matière architecturale qui brouille la réception du sens des oeuvres de Jenny Holzer tout en en accompagnant le sens qu’elle véhicule.
La matière technique et la matière environnementale utilisée par Jenny Holzer rend l’immédiat sens de ses lignes de discours illisibles. Elles ne sont donc pas à lire, ce sont des textes à voir, ils sont montrés comme des images d’écriture et non pas des éléments de langage et c’est la globalités de la matière qui fait sens. Ces oeuvres ouvrent ainsi un espace figural avec un texte/image dont la matière donne à voir le sens.
L’essence même du langage et de la langue est d’être une structure qui nous constitue, nous apprenons une langue et avec elle toute une culture.
Ainsi la langue rend elle l’ineffable difficile à dire. Pour dépasser ce système clos, les choses/signes doivent être visibles, le mot doit devenir image visible et/ou illisible et faire sens par son matériau même, en étant autonome. L’image est-elle la transgression du langage ? Elle est peut-être le partage d’un ineffable instaurant un mode de visibilité du réel permettant ce lien à l’élément imperceptible que nous avons tous en commun : l’espace
Les expressions artistiques actuelles font appel à la notion d’espace qu’elles utilisent au même titre que les autres matériaux qui les composent. Elles se positionnent de manière précise dans les lieux où elles sont créées, avec lesquels elles interagissent et les transforment en les intégrant à leur processus.
L’espace est une matière, comme le son, la lumière, le mouvement, les idées .
Mais l'espace de l'oeuvre architecturale a un double mouvement car il est simultanément fonction et sens et ainsi le spectateur à travers eux est simultanément dans un monde de sens et de raisons.
« D’un espace inutile. J’ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement dans lequel il y aurait une pièce inutile, absolument et délibérément inutile. C’a n’aurait pas été un débarras, ni un couloir ni un cagibi, ni un recoin. Ç’aurait été un espace sans fonction, ça n’aurait servi à rien, ça n’aurait renvoyé à rien » Georges Perec " Espèces d’espaces "
Comment les lieux des oeuvres, lieux intérieurs et extérieurs sont-ils du sens ?
En quoi les espaces de l'oeuvre ont-ils une interaction de sens avec les spectateurs ?
Mettre l’accent sur les perceptions signifiantes, non seulement sur la matérialité d’englobement de l’espace du spectateur, mais sur l’espace englobé dans sa totalité celui de l'oeuvre et celui du spectateur. La conception d'un objet d'art est concernée par la délimitation de l’espace résultant d’une segmentation de l’étendue, mais aussi par une qualification complémentaire de cet espace pour en constituer un lieu de vie sociale et un instrument de partage , partage de sens, d'espaces et de transitions entre les deux.
Ce sens se construit dans une dynamique entre des dualités et oppositions à l’image de notre perception de l’objet d'art et de l’espace dans lequel il se trouve ainsi que de celui qu'il contient : la limite et l’illimité, la continuité et la discontinuité, l’intérieur et l’exterieur, l’ombre et la lumière. le pérenne et l’éphémère. Fragmenter, délimiter, interrompre l’illimité mais aussi intégrer et rassembler, échanger et partager sont les fondements de l’objet d'art .
Les projets architecturaux sont des “ passeurs “, des transitions, entre maintenant, avant ,après , le ciel et la terre, les perceptions et les mouvements des spectateurs.
L' espace d'une oeuvre est d’une certaine manière un instrument de musique, avec d’infinies possibilités de nuances de sens et de temporalités.
Cette mise en tension synthétique de contrastes va s’exprimer à travers des techniques, des matériaux, des formes, en lien avec le concept de base. Ces matières et matériaux à leur tour seront porteurs et récepteurs de sens.
L’aspect immuable et statique de l’objet architectural (même si l'oeuvre est éphémère) est le réceptacle de fluidités qui le traversent, les nôtres, nos mouvements, déplacements et manières d’être au sein de la société ainsi que celles de la nature, de ses rythmes, cycles, saisons et de l’invisible.
L’espace de l'oeuvre architecturale synthétise ces paramètres en un langage qui donne du sens à notre quotidien, à notre histoire en créant des signes qui font référence aux différents aspects de nos vies, sociaux, politiques, spirituels ainsi qu’à nos émotions .
Entre l’espace du bâti et l’espace saisi par l'utilisateur, la relation sémiotique interroge cette dualité du vécu entre présence et absence et présence à l’absence. La conception du projet devra exprimer et montrer comment envisager l'utilisateur dans sa présence à cette absence, celle-ci étant la mouvante appréhension de l’objet architectural dans sa globalité spatiale car sa globalité signifiante est infinie.